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mercredi 22 juillet 2009

La science-fiction devenue réalité, le désherbage facilité


Quand je suis arrivé à l'école primaire, à la toute fin des années 1960, marcher sur la lune ne relevait déjà plus de la science-fiction ou de l'anticipation, mais il restait de quoi rêver : voler comme Superman, se parler en visiophonie, c'est le genre de choses dont les BD parlaient pour le futur, pour l'an 2000. Il ne nous venait pas à l'idée de nous étonner simplement du fait qu'on puisse voir du son et des images sur une télévision ou se parler d'un bout du monde à l'autre au téléphone, comme on ne s'étonne pas - ou déjà plus - aujourd'hui que la visiophonie soit facilement accessible avec une connexion internet et une webcam.
Quand j'ai lu 1984 de George Orwell (en 1984 : je me suis dit que c'était l'année ou jamais...), puis bien plus tard La ferme des animaux (plus ramassé et plus efficace à mon sens avec sa forme de fable dans sa dénonciation de la manipulation du discours et des masses), j'étais bien conscient que George Orwell évoquait une certaine anticipation en s'appuyant sur des expériences passées (Il avait choisi initialement comme titre 1948 plutôt que 1984) et je n'imaginais pas vivre vingt-cinq ans plus tard dans une société où l'information véhiculée par une multitude de technologies serait à la fois omniprésente et hyper-fragilisée. Une société où, au nom du droit d'auteur et de l'économie, on envisage de mettre en prison des personnes qui téléchargent des fichiers, comme en France; où il suffit de contrôler quelques points d'accès au réseau pour surveiller et contrôler l'accès à internet, comme en Chine; où il suffit de brouiller ou neutraliser quelques relais téléphoniques pour empêcher le fonctionnement des téléphones portables, comme en Iran dernièrement.
Un jour, c'est le principal point d'accès (privé) au réseau, Google, qui indique par erreur qu'aucun site ne fonctionne. Un autre, c'est le numéro un mondial de la librairie en ligne, Amazon, qui supprime des lecteurs Kindle qu'il a vendus à ses clients les exemplaires de 1984 et La ferme des animaux qu'il leur a également vendus, sans prévenir les-dits clients et au motif que la société venait de se rendre compte qu'elle avait vendu des exemplaires pirates à l'insu de son plein gré.
Franchement, si cette information était sortie au moment d'un 1er avril, je n'y aurais pas cru une seconde !
Franchement, le roman L'affaire Jane Eyre de Jasper Fforde dont je viens de terminer la lecture, qui met en scène un terroriste qui s'empare de manuscrits de romans et menace d'en faire disparaître les personnages principaux en intervenant dans le récit, me parait d'un seul coup moins délirant.
Du point de vue des bibliothécaires, à l'heure où nous développons des collections numériques, où nous pensons à proposer de nouveaux services associés comme le prêt de lecteurs de livres électroniques ou le prêt de lecteurs MP3 pour les podcasts de cours par exemple, cette aventure ne peut que nous interroger et inciter les responsables des acquisitions de documentation électronique à encore plus de prudence dans leurs - très difficiles - négociations avec les fournisseurs.
En effet, avec les documents matériels, on savait ce qu'on achetait. Un objet, grosso modo. Et la licence d'utilisation était relativement simple, autour des droits de consultation sur place, de prêt, de reproduction.
Pour la documentation électronique, c'est plus compliqué car souvent ce qu'on achète c'est un droit d'accès, lié à un abonnement. L'accès aux archives une fois l'abonnement terminé est d'ailleurs un passage obligé au menu des négociations des conditions d'abonnement aux ressources en ligne.
En tout cas, si la méthode Amazon sera peut-être bientôt enseignée comme une façon ultra-efficace de désherber les collections, cette aventure va m'inciter à la prudence. Que nous dira notre direction le jour où nous aurons fourni à tous les étudiants de Master inscrits aux concours du CAPES et de l'Agrégation un lecteur de livres électroniques avec toutes les oeuvres au programme et des critiques afférentes, si tout s'efface à la veille des révisions pour une traite impayée ? Ce jour-là, il faudra nous savoir nous transformer en homme invisible !

A lire, sur l'effacement des Kindle de 1984 et de La ferme des animaux :
AFP - New-York Times - Libération - Rue 89

2 commentaires:

Thomas a dit…

Au-delà de l'oeuvre, un étudiant disait avoir perdu toutes ses annotations sur le document et donc des mois de boulot.

Ce qui est surprenant surtout dans l'histoire d'Amazon, c'est que la firme peut intervenir dans un fichier dûment acheté, sur une machine dûment achetée. Je trouve que ça procure un sentiment d'insécurité et d'incertitude : que possède-t-on vraiment, au final ? Cela incite à la prudence certes, la méfiance même. Et en même temps comment ne pas vouloir aller de l'avant ?

JC Brochard a dit…

Thomas,
Vouloir aller de l'avant, évidemment, mais en restant prudent et circonspect, notamment vis-à-vis des offres propriétaires entièrement verrouillées.
Mais il n'est pas facile d'imaginer toutes les embûches possibles !