L'autre jour en faisant du rangement, je suis tombé sur un vieux numéro de 1982 du magazine américain Rolling Stone. Probablement le seul que j'aie jamais acheté, sur la foi de l'article qui fait la couverture, "Elvis Costello repents", soit sa première grande interview pour la presse américaine, signée Greil Marcus, qui avait déjà publié Mystery train en 1982, mais qui était encore inconnu pour moi.
Du coup, j'ai relu ce magazine, sans m'attarder sur le deuxième article de une ("La fin d'une époque : Pourquoi la génération sixties a arrêté de fumer de la marijuana"). Par contre, une expression m'a attiré l'oeil, "Record-rental stores". Autant j'ai déjà entendu parler de discothèques de prêt qui avaient une tarification au disque prêté plutôt qu'à l'abonnement. Autant j'ai aussi entendu parler de discothèques privées, fonctionnant plutôt sur un modèle associatif, autant il me semble n'avoir jamais entendu parler de boutiques qui, sur le modèle des vidéo-clubs, auraient proposé des disques en location.
Mais, ce qui m'a surtout surpris à la lecture de cet article très fouillé sur un aspect précis de l'économie de la culture, c'est une impression de déjà vu.
Oui, effectivement, les arguments que s'échangaient en 1982 les partisans et les adversaires (l'industrie du disque, principalement) de la location de disques, c'est bizarre mais ils ont un air de famille très prononcé avec ceux que s'échangeaient — et s'échangent toujours — partisans et adversaires du téléchargement sur internet, notamment au moment du débat sur la loi DADVSI.
Je vous propose ci-dessous, avec de larges extraits traduits de cet article, un retour à une époque déjà lointaine où les seuls disques à louer étaient microsillons qui s'écoutaient en 33 tours.
Pour la petite histoire, sachez que les lobbies de l'industrie du disque ont effectivement obtenu en 1984 une exclusion à la doctrine de la vente initiale dans le cadre de la loi sur le copyright, qui permettait de tuer dans l'oeuf le business de la location de disques. Il faut dire qu'il y avait urgence, puisqu'entre-temps était arrivé sur le marché un nouveau support d'enregistrement réputé inusable, le disque compact !
Le boom de la location de disques aux Etats-Unis
Un plus pour les consommateurs ou un coup dur pour l'industrie ?
Alors qu'elle souffre déjà de la baisse des ventes, l'industrie du disque a trouvé une nouvelle menace : la location de disques. Les propriétaires et directeurs de disco-clubs parlent de forts bénéfices et de coûts de revient faibles; les maisons de disques crient au loup, arguant que la pratique encourage la copie privée sur cassette, et tout le phénomène de la location de disques semble se diriger vers un combat législatif.Traduit de :
Des boutiques qui louent des disques, ce n'est pas nouveau aux Etats-Unis, mais dans l'année écoulée les ouvertures se sont succédé à un rythme rapide. En début d'année, l'industrie du disque s'est réveillée et a commencé à se plaindre : la location de disques, selon John Marmaduke, le président de la chaîne Hastings Books and Records, est "un cancer"; selon le premier vice-président de Warner Communications Stan Cormeyn, c'est un insecte envahisseur; selon l'Association Nationale des Détaillants d'Enregistrements c'est "une peste".
Et selon les magasins qui font de la location c'est la vague du futur. Personne ne sait trop combien il y a de telles boutiques aux Etats-Unis, mais les chiffres préliminaires de l'Association Américaine de l'Industrie de l'Enregistrement (RIAA) placent ce nombre à 119 (dont 50 en Californie). (...)
Toutes les boutiques fonctionnent globalement de la même façon : le client choisit un disque et laisse un dépôt de garantie égal grosso modo au prix de vente du disque; quand il le rend, il récupère son dépôt, moins le prix de la location. Les prix s'étalent de 1 à 3 $ par jour pour les albums simples, de 2,5 à 5 $ pour les doubles. (...)
Pour le client, cela signifie l'opportunité d'écouter les disques entièrement sans en payer le prix fort — quelque chose qui rappelle l'époque où on pouvait écouter les disques dans une cabine avant de les acheter. Cela signifie aussi clairement la possibilité d'aller enregistrer le disque à la maison.
Pour le magasin, cela représente des bénéfices à une époque où les ventes de disques sont basses. Tous les magasins que nous avons contactés indiquent qu'ils vendent les disques à un prix réduit après les avoir loués. John Kurczewski de Rock Garden Records à Alpena, Michigan loue les disques une fois, puis les baisse de 7,79 à 6,49 $. Cindy Gamble de Rena's Rent-a-Record à Baton Rouge dit "C'est le fil du rasoir. On veut vendre le disque avant qu'il commence à être rayé ou à craquer, donc on le solde généralement après cinq ou six locations." (...)
Les maisons de disques, bien sûr, font le même bénéfice sur quatre locations et une vente que sur une simple vente. Et cette tendance ne leur plait pas trop. "La location de disque est surtout utilisée pour la copie privée; les gens louent en vue d'acquérir du matériel sous copyright sans payer les titulaires du copyright," dit Stanley Gortikov, président de la RIAA. Mais pour l'instant, c'est complètement légal : la doctrine de la "vente initiale" de la loi américaine sur le copyright laisse la possibilité aux détaillants de louer ou de vendre les disques une fois qu'ils les ont achetés.
Alors les lobbys de l'industrie sont intervenus pour demander l'insertion d'une clause dans les amendements Edwards-Mathias — connus sont le nom de loi sur la copie privée sur cassette — qui modifierait la doctrine de la vente initiale. La version modifiée mentionnerait : "...le propriétaire d'un phonogramme donné ou d'un enregistrement sonore fabriqué légalement ne peut pas, sauf autorisation du propriétaire du copyright, disposer de la possession du phonogramme par le biais de la location, du leasing ou du prêt en vue d'un avantage commercial direct ou indirect." Autrement dit, vous ne pouvez pas louer le nouvel album de Fleetwood Mac sauf si Warner Bros dit que vous le pouvez.
Et Warner Bros n'est pas prêt de donner cette permission aux magasins. Stan Corneyn de Warner Bros compare la location de disques à "des abeilles tueuses qui arrivent directement de l'Amazone en bourdonnant vers nous", et il affirme, "Je me refuse à croire que notre métier consisterait à presser un exemplaire d'un album à succès pour chaque magasin de location, à le leur vendre 500 $ pièce et à regarder les loueurs nous étrangler. Pourtant, la menace est bien réelle."
John Marmaduke de la chaîne Hastings ajoute que les disquaires traditionnels, comme les maisons de disques, pourraient bien être étranglés par les loueurs : "L'impact sur la vente de de disques au détail sera dévastateur quand des magasins de location auront ouvert dans tout le pays." (...)
Tout le monde n'accepte pas la comparaison avec le Japon ou les prédictions funestes d'une catastrophe industrielle si la pratique se développe. "L'industrie du disque brandit le spectre hideux de loueurs de disques envahissants", a écrit dans Billboard le vice-président du Groupe de Consommateurs de Biens Electroniques Jack Wayman. "Ils affirment que c'est ce qui se passe au Japon, mais le fait est que là-bas le prix des disques est réglementé et qu'ils se vendent deux fois plus cher qu'aux Etats-Unis. De plus, les vinyls japonais sont bien plus solides et supportent mieux l'usure des locations." (Incidemment, les loueurs de disques au Japon ne font strictement que de la location : ils vendent des cassettes vierges mais, contrairement aux américains, ne vendent pas d'albums.)
"Le fond de l'affaire c'est que les disquaires sont en train de se faire assassiner," dit David Nancoff, le responsable marketing de Toronto qui a lancé la chaîne Rena's Rent-a-Record. "Les gens ont plus de choix pour dépenser leur argent, les disques sont devenus si chers que les gens recourent à l'enregistrement, et le produit lui-même n'est plus d'une qualité suffisante pour attirer les gens dans les magasins. Les jours des disquaires de quartier sont comptés. Dans le futur, la location de disque sera la seule option."
"Cela semble terriblement égoïste, mais le disquaire normal va devoir se reconvertir. Nous faisons du chiffre d'affaires de façon continue, et ça ne nous coûte pas tant que ça. Si vous vendez 1000 $ de disques, ça vous coute 800 $ pour refaire votre stock. Si vous louez 1000 $ de disques, le coût de remplacement est beaucoup plus faible car vous récupérez tous les disques."
"Les gens entrent dans ce magasin et disent, 'Ça fait trois ans que je n'ai pas mis les pieds chez un disquaire car les albums ont tellement augmenté' ", dit Stephen Boulanger de chez Rena à Providence. "Nous leur redonnons la possibilité d'essayer les disques. Qui veut acheter un album à 7,99 $ pour découvrir que les deux chansons qu'il a entendues à la radio sont bonnes et que le reste est de la daube ? Nous leur permettons de s'en rendre compte à temps, et cela aide les nouveaux artistes. Nous louons beaucoup de disques de gens comme Bryan Adams et Tommy Tutone — de nouveaux artistes à qui les gens sont prêts à donner une chance une fois que le danger d'acheter un disque est écarté." (...)
[Les loueurs] semblent s'accorder sur le fait que la copie privée est associée à une bonne partie de leur chiffre d'affaire. La plupart disent qu'ils imaginent que leurs clients achètent des cassettes vierges en quantité dans des magasins discount au lieu de les acheter chez eux. "Les labels hurlent que nous faisons la promotion de la copie privée, mais ce sont eux qui en font vraiment la promotion en rendant les disques si chers et en sortant des cassette pré-enregistrées de mauvaise qualité", dit Boulanger. "Les gens veulent un bon produit."
"On ne leur enlève aucune vente", dit Al Clem, directeur du magasin de location CRC à San Jose, Californie. "Nous avons fait une étude qui montre que 43% de nos clients achètent le disque qu'ils louent. Ils le louent juste pour voir si ça vaut le coup de l'acheter. Et parmi ceux qui enregistrent effectivement les disques, 82% d'entre eux nous disent qu'auparavant ils enregistraient exclusivement la radio ou des disques empruntés. Ces clients n'achetaient pas de disques de toutes façons."
Et est-ce que les magasins ressentent de la pression des maisons de disques alors qu'elles se préparent à modifier la doctrine de la vente initiale ? "Pas beaucoup," dit Nancoff. "Ils ne veulent pas m'attaquer en justice parce qu'ils savent qu'ils perdront et alors il y en a vingt comme moi qui ouvriront dans le pays."
"Pour l'instant, nous ne pouvons rien faire à part chercher à faire modifier la loi," opine M. Gortikov de la RIAA. "Mais une fois que la loi sera passée, le propriétaire du copyright aura le droit de contrôler son propre produit."
"S'ils passent la loi, ça ne m'arrêtera pas", clame Nancoff. "Il y a plein de moyens de contourner la loi. Je peux juste passer de la location à la pré-écoute de disques, ou dire que je rachèterai tous les disques — 'Achetez un disque chez moi, et s'il ne vous plait pas, je le rachèterai le lendemain pour 2,50 $ de moins que son prix.' " (...)
Steve Pond : Record-rental stores booming in U.S., Rolling Stone, n° 377, 2 septembre 1982, p. 37.
(cliquer sur les images ci-dessus pour lire l'article en version originale)
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